Le rôle de l’énergie nucléaire dans la décarbonation
Interview d’Henri Paillère, chef de la Section de la planification et des études économiques, Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) (1ère partie)
Le Forum nucléaire suisse s’est entretenu avec Henri Paillère, de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), à propos du rôle et de l’avenir de l’énergie nucléaire dans la production mondiale d’électricité, de l’importance de la diversification, et de l’éventail des activités de l’AIEA. Il est notamment apparu que les SMR vont gagner en importance.
De nombreux pays ont l’intention de décarboner leur économie, leur secteur énergétique et leurs transports. Quel rôle l’énergie nucléaire joue-t-elle, ou peut-elle jouer, dans ce processus?
Permettez-moi tout d’abord de rappeler que le secteur de l’énergie est une source majeure d’émissions de gaz à effet de serre. Selon l’Agence internationale de l’énergie, il est responsable, à l’échelle mondiale, d’environ trois quarts d’entre elles. Sur les 198 pays signataires de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), 194 ont également signé l’Accord de Paris. Une majorité écrasante de pays a donc l’intention de décarboner son système énergétique. Par conséquent, la question est surtout de savoir comment procéder. À l’évidence, pour décarboner le secteur de l’énergie, il faut d’abord décarboner le secteur de l’électricité, où, malgré les efforts déployés au cours des deux à trois dernières décennies, les combustibles fossiles restent prédominants, 62% de la production mondiale d’électricité étant d’origine fossile.
La première priorité est donc de décarboner le secteur de l’électricité et d’électrifier l’économie autant que possible (transports, chauffage et refroidissement des bâtiments, certains procédés industriels, etc.). Tous les secteurs ne peuvent cependant pas être électrifiés, et certains requièrent des technologies spécifiques, voire des carburants bas carbone alternatifs comme l’hydrogène. De même, certaines applications industrielles comme la production de ciment et d’acier, mais aussi le transport de marchandises lourdes, les transports maritimes et les transports aériens nécessiteront des carburants bas carbone autres que l’électricité.
À l’échelle mondiale, le nucléaire compte pour un peu moins de 10% de la production totale et pour un peu plus d’un quart de la production bas carbone d’électricité. L’atome reste la première source de courant bas carbone dans les pays de l’OCDE et la deuxième au plan mondial, derrière l’hydroélectricité, même si la contribution de la production totale d’électricité nucléaire n’a pas augmenté de manière significative au cours de la dernière décennie. Ce qui est clair, c’est que si nous voulons décarboner nos économies d’ici le milieu de ce siècle, nous aurons besoin de gigantesques quantités d’électricité propre – la consommation de courant devrait au moins doubler – et d’énormes quantités d’hydrogène. Certains décideurs politiques et certains pays croient qu’il suffira de recourir aux énergies renouvelables et au stockage de l’énergie pour y parvenir, mais les experts sont de plus en plus nombreux à affirmer qu’il sera difficile de répondre à cette demande avec les seules énergies renouvelables et que nous aurons très probablement besoin de toutes les sources d’énergie bas carbone disponibles, nucléaire inclus, pour atteindre le zéro émission nette.
Fatih Birol, directeur de l’Agence internationale de l’énergie, a d’ailleurs souligné à de nombreuses reprises ces dernières années que la transition énergétique serait beaucoup plus difficile et plus coûteuse sans énergie nucléaire.
Aborder cette transition avec les seules énergies renouvelables serait aussi beaucoup plus risqué, c’est là un aspect dont les décideurs politiques devraient également tenir compte. N’oublions pas non plus la question des matières premières critiques comme le silicium et le cuivre, qui sont nécessaires pour le photovoltaïque, l’éolien, les batteries, etc. Ces minéraux n’existent qu’en quantité limitée et ils ne sont pas forcément extraits et traités de la manière la plus écologique qui soit. L’un des avantages de l’énergie nucléaire est que, parmi les technologies bas carbone, c’est celle qui requiert le moins de ces matières premières critiques. Le besoin en surface constitue un autre facteur important: l’éolien et le photovoltaïque occupent beaucoup d’espace, alors que le nucléaire est une source d’énergie si dense qu’il n’en requiert que très peu.
Et puis il y a l’aspect financier: certes, les coûts du photovoltaïque et de l’éolien ont diminué de manière significative au cours de la dernière décennie, de sorte que le coût de production de l’électricité dans les installations solaires et éoliennes est certainement plus bas que dans les centrales nucléaires nouvellement construites. Mais ce n’est qu’un des éléments de l’équation, car ce qui compte vraiment, c’est la manière dont on intègre les différentes sources d’électricité bas carbone dans le système énergétique. Et là, il faut tenir compte des coûts systémiques: coûts du réseau et coûts de la puissance de réglage nécessaire, y compris la mise à disposition de centrales de réserve en raison de la nature fluctuante et intermittente de la production d’énergie renouvelable. Avec le nucléaire, les données de base sont tout autres puisque les centrales produisent des quantités prévisibles d’électricité pendant la quasi-totalité de l’année (jour et nuit) et contribuent à la stabilité du réseau. Elles peuvent aussi fonctionner de manière flexible ou en suivi de charge et adapter ainsi leur production aux variations de la consommation ou aux fluctuations de la production renouvelable. Lorsque vous faites le calcul et comparez un système composé exclusivement d’énergies renouvelables avec un système conjuguant énergies renouvelables et nucléaire, vous vous apercevez que dans le premier cas, vous devez surdéployer les renouvelables (ce qui requiert des capacités de stockage) et que vous manquerez peut-être de technologies vous permettant d’assurer la flexibilité requise. En fin de compte, un système basé exclusivement sur les énergies renouvelables s’avérera plus coûteux pour l’économie nationale que s’il comportait moins de renouvelables mais que la charge de base était couverte par une production bas carbone d’origine nucléaire ou hydraulique.
Vous avez mentionné le concept d’un approvisionnement en électricité basé exclusivement sur les énergies renouvelables. Ses partisans sont pour la plupart opposés au nucléaire. Quels sont les inconvénients d’un tel système, en dehors de ses coûts élevés? Et pensez-vous qu’un système électrique sans production de charge de base soit réalisable?
Compte tenu de la quantité d’énergie requise, surtout si l’on veut produire de l’hydrogène à partir d’énergies renouvelables, la quantité de photovoltaïque et d’éolien nécessaire au système serait tellement massive qu’elle nécessiterait énormément de surfaces, de béton, d’acier et de manières premières critiques.
Quant à savoir si un tel système est réalisable sans production de charge de base, je vous dirais qu’en tant qu’ingénieur je m’intéresse à toutes les innovations et à tous les nouveaux développements comme l’inertie virtuelle, qui pourrait par exemple remplacer l’inertie fournie au système par les grandes installations thermiques comme les centrales nucléaires et les centrales au charbon. D’après ce que j’ai compris, des progrès ont été réalisés, mais pour les pays ayant une économie à forte intensité énergétique et qui ont besoin d’un approvisionnement fiable 24 heures sur 24, il est tout de même judicieux d’avoir de la charge de base dans le système.
Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse pour dire que plusieurs pays d’Afrique sont en passe de rejoindre le groupe de nos membres qui envisagent de se lancer dans le nucléaire. Une des raisons de leur intérêt pour le nucléaire est de disposer d’un approvisionnement fiable en charge de base pour l’économie, l’industrie, les services, etc. Il me semble important de souligner que cette charge de base propre est synonyme de fiabilité pour la production industrielle et l’économie. Ce que nous disons maintenant depuis plus d’un an, en raison de la crise énergétique qui frappe l’Europe, c’est qu’il y a une redécouverte des caractéristiques qui ont fait du nucléaire une option attrayante dans les années 1970, à savoir la sécurité de l’approvisionnement et la stabilité du coût de production. Je ne dis pas nécessairement que le nucléaire est bon marché, mais au moins son coût de production est stable dans le temps. Il ne dépend que peu du prix du combustible, etc. Les responsables politiques sont donc en train de redécouvrir ces propriétés, d’où un regain d’intérêt pour l’atome.
D’un autre côté, l’Allemagne veut fermer toutes ses centrales nucléaires. Mais en parallèle, elle redémarre à grands frais des centrales au charbon désaffectées pour compenser la pénurie de gaz. Et les plus hautes autorités de ce pays parlent toujours de l’atome comme d’une technologie à haut risque. Quelle est votre position à ce sujet?
J’entends cet argument de temps en temps, et je pense que ce qui compte, ce sont les données. Celles-ci ne sont pas forcément très intuitives, car les accidents nucléaires et la manière dont ils ont été relatés restent gravés dans les mémoires. Mais si l’on examine réellement les données et que l’on calcule le nombre de décès par kilowattheure d’électricité produit – comme l’a fait par exemple une excellente équipe de l’Institut Paul Scherrer –, on en arrive à la conclusion que le nucléaire est l’une des technologies les plus sûres. C’est un fait qui n’est pas forcément connu du grand public. D’un autre côté, le charbon compte parmi les technologies qui causent le plus grand nombre de décès. En cause: son extraction. Encore tout récemment, plusieurs accidents miniers ont été signalés en Turquie. Des centaines voire des milliers de mineurs meurent chaque année dans le monde. Néanmoins, les centrales au charbon ne sont pas synonymes d’un tel danger de mort dans l’esprit du public. On sait certes qu’elles sont nocives pour l’environnement, car on peut se représenter leurs émissions de CO2 et la pollution qu’elles génèrent, mais les décès qui en découlent ne sont pas présents dans les esprits. Il me semble donc indispensable de faire connaître plus largement les faits relatifs à la sûreté d’exploitation des différentes technologies ainsi qu’aux décès qu’elles provoquent en amont et en aval de la production d’électricité.
Pour en revenir à la sécurité de l’approvisionnement énergétique, pouvons-nous nous permettre de renoncer au nucléaire sans perdre cette sécurité?
Je n’aimerais pas être la personne qui prendra la décision d’abandonner l’atome. L’AIEA ne plaide pas pour que tous les pays se lancent dans le nucléaire, mais elle est là pour soutenir ceux qui le font. Il appartient à chaque pays de faire ses propres choix en matière d’énergie. Ceux qui ont un vaste secteur industriel doivent pouvoir l’alimenter en énergie 24 heures sur 24 avec une fiabilité totale. Et une autre question fait régulièrement les grands titres de l’actualité, c’est celle de la résilience face aux changements climatiques – donc de l’impact des changements climatiques sur les infrastructures énergétiques. Chaque technologie présente un certain degré de vulnérabilité par rapport aux événements météorologiques extrêmes. À mon avis, un système énergétique diversifié est vraisemblablement plus résilient qu’un système basé exclusivement sur les énergies renouvelables. Les énergies renouvelables à production intermittente comme l’éolien et le photovoltaïque sont dépendantes des conditions météorologiques, la force hydraulique l’est moins. L’été 2021, l’Europe a été touchée par une sécheresse éolienne. Pendant deux à trois semaines, il n’y a eu que très peu de vent dans de nombreuses régions, notamment en Mer du Nord, où de nombreuses éoliennes offshore sont en exploitation, et bien plus encore en projet.
Pour toutes ces raisons, il serait à mon avis à la fois cher et risqué de renoncer à une source de charge de base comme le nucléaire. Il me semble aussi que ces éléments devraient être discutés et diffusés de manière plus large. Les pays qui disposent de grandes quantités d’hydroélectricité ne doivent pas forcément suivre la voie de l’atome, même si les changements climatiques ont aussi des impacts importants sur la force hydraulique, que ce soit en Norvège, en Chine, au Brésil, en Argentine ou dans d’autres pays. Ma conviction est que la diversification est une dimension importante de la planification d’un système énergétique fiable.
Iriez-vous jusqu’à dire que les centrales nucléaires sont susceptibles de contribuer à une meilleure intégration des énergies renouvelables à production intermittente?
Oui, c’est un message auquel nous croyons à l’AIEA. Pendant plus d’une décennie, le gaz a été présenté comme le partenaire idéal des énergies renouvelables. Je me souviens d’une conférence organisée à Londres par Bloomberg New Energy Finance au sujet du gaz et des énergies renouvelables pour la transition énergétique. Il y a eu une table ronde, et je me suis retrouvé dans le rôle du méchant car je représentais la branche nucléaire, tout comme le représentant de la branche du charbon assis à côté de moi. Et je me suis demandé pourquoi l’énergie nucléaire ne faisait pas partie des bons dans la perception du public. À mon avis, la crise énergétique actuelle montre clairement que le gaz n’est pas une technologie de transition, qu’il n’est pas le partenaire idéal des énergies renouvelables et qu’il n’est pas non plus sobre en carbone! Il présente certes de nombreuses caractéristiques d’exploitation qui le rendent attrayant en termes de flexibilité et de coûts, mais à long terme, un système basé sur le nucléaire et les renouvelables, avec une forme quelconque de stockage d’énergie ou de production d’hydrogène (laquelle peut aussi servir de réservoir d’énergie), s’avérera vraisemblablement plus robuste et plus sobre en carbone.
Dr. Henri Paillère
Au bénéfice de plus de 26 ans d’expérience dans le secteur de l’énergie nucléaire, Henri Paillère occupe actuellement le poste de chef de la Section de la planification et des études économiques de l’AIEA, organisation qu’il a rejointe en février 2020. De 2011 à 2019, il a travaillé à l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) de l’OCDE, à Paris, comme analyste senior et directeur suppléant de la division Nuclear Technology Development and Economics. Pendant cette période, il a notamment dirigé le secrétariat technique de deux initiatives internationales, le Forum international Génération IV et l’International Framework for Nuclear Energy Cooperation (IFNEC). De 2009 à 2011, il a été responsable de programmes R&D chez Alstom, et auparavant, il a travaillé pendant 13 ans au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), où il a occupé différents postes, notamment celui de responsable des programmes européens au sein de la division de l’Énergie nucléaire. Henri Paillère est titulaire d’un doctorat de l’Université Libre de Bruxelles, Institut von Kaman de Dynamique des fluides (1995), d’un master of science en ingénierie aérospatiale de l’Université du Michigan (1991) et d’un diplôme d’ingénieur de l’École Nationale supérieure de techniques avancées (1991).
Auteur
Matthias Rey, Medienverantwortlicher Nuklearforum Schweiz
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